Les prophéties d’Ivan Illich

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C’est en 1974 qu’Ivan Illich publie “Némésis médicale – L’expropriation de la santé”. L’auteur est un philosophe et un penseur de l’écologie politique, célèbre pour ses théories sans concession sur les institutions et leur rôle dans la société moderne.

Dans cet ouvrage, Ivan Illich présente une critique radicale de la médecine institutionnalisée. Il soutient que la médecine moderne, malgré ses progrès, est devenue une menace pour la santé en raison de sa bureaucratisation, de sa spécialisation excessive et de sa dépendance à l’égard de la technologie. Illich avance que cette « médicalisation » de la vie conduit à une érosion de l’autonomie individuelle et à une dépendance accrue envers les institutions médicales.

Illich défend l’idée que la santé ne devrait pas être une marchandise, et que les individus devraient être capables de prendre en main leur propre santé. Il critique la croyance que la médecine est toujours bénéfique et soutient que, dans certains cas, elle peut causer plus de mal que de bien. Quand Illich évoque la iatrogénie, soit ces problèmes de santé causés directement par le traitement médical, il s’appuie sur des chiffres et des études déjà disponibles à l’époque.

Lire ce livre en 2023 est glaçant. Son analyse du système médical et de ses dérives prend des allures prophétiques. Or le modèle de santé dénoncé par Illich s’est malheureusement radicalisé en 50 ans, avec en point d’orgue la gestion sanitaire de la crise du COVID.

Comment le philosophe aurait-il analysé cet événement paroxystique ? Nul ne peut le dire depuis sa mort en 2002. Il est toutefois rassurant de constater que son nom et son ouvrage ont été pris comme référence par quelques commentateurs de la pandémie comme la toujours très juste Alice Desbiolles.

À l’heure de la chasse aux sorcières, des clivages et des dénonciations, j’invite les acteurs du monde de la santé à lire “Némésis médicale” pour prendre conscience de l’obsolescence d’un modèle industriel et de la nécessité d’un changement de paradigme.

Je vous propose ci-après quelques extraits du livre. Gardez bien en tête que ces textes ont été rédigés il y a près de 50 ans ! Attachez votre ceinture, ça déménage. Illich a une liberté de parole bien loin de la langue de bois actuelle de nos politiques et de nos médias.

 

“La profession médicale en est venue à jouer un rôle jadis réservé au clergé : elle utilise des principes scientifiques en guise de théologie, des techniciens en guise d’acolytes et la routine hospitalière en guise de liturgie. L’art empirique de guérir n’intéresse plus les médecins : ils sont engagés dans une lutte pour le salut de l’humanité, qu’ils veulent dégager des entraves de la maladie, de l’invalidité, et même de la nécessité de mourir.”

“Dès que les femmes au XIXe siècle ont voulu s’affirmer, un corps de gynécologues s’est formé : la féminité elle-même devenait un symptôme d’un besoin médical traité par des universitaires évidemment masculins. Être enceinte, accoucher, allaiter sont autant de conditions médicalisables, comme le sont la ménopause ou la présence d’une matrice à l’âge où le spécialiste décide qu’elle est de trop.”

“Aux Etats-Unis, on propose de régulariser la pression artérielle de 20 millions d’habitants en leur faisant consommer 500 dollars de pilules par an et par personne. Par le seul fait de prendre la tension de tout le monde, les hypertendus se transforment en nouveau groupes de malades. En France, le négoce de la médicalisation de la pression artérielle procède de façon plus distinguée, mais certainement pas avec moins de dépenses publicitaires.”

“Alors que, avec les transformations de l’âge industriel, les anciennes formes pathologiques tendent à disparaître, de nouvelles formes de morbidités apparaissent. C’est de nouveau au régime alimentaire que revient la priorité dans la détermination du type de maladies courantes, particulièrement si l’on y inclut les consommations de tabac, d’alcool et de sucre. Un nouveau type de malnutrition est en passe de devenir une forme d’épidémie moderne au taux d’expansion particulièrement rapide. Un tiers de l’humanité survit à un niveau de sous-alimentation qui aurait été jadis létal, tandis que de plus en plus d’individus absorbent des poisons et des mutagènes dans leurs aliments.”

“L’intervention destructrice de l’homme sur son milieu s’est intensifiée parallèlement aux prétendus progrès de la médecine. L’empoisonnement de la nature par l’industrie chimique est allé de pair avec la prétendue efficacité croissante des médicaments ; la malnutrition moderne, avec le progrès de la science diététique.”

“En France, la subordination de la recherche concernant la santé publique à une idéologie thérapeutique triomphante est renforcée par l’organisation centralisée des facultés de médecine, (…) et l’incontestable privilège public accordé à la coalition d’intérêts qui rapproche la médecine de l’industrie pharmaceutique. En conséquence, la recherche critique sur l’acte médical se tarit, la diffusion des connaissances acquises est entravée, le public est privé du droit d’accéder à l’information contradictoire dans le domaine de la santé et la contestation des illusions répandues par l’entreprise médicale reste le fait de quelques chercheurs isolés, marginaux ou farfelus.”

“Chez certains patients, les antibiotiques altèrent la flore bactérienne normale et produisent une surinfection qui permet à des organismes plus résistants de proliférer et d’envahir le porteur. D’autres contribuent au développement d’espèces bactériennes résistant aux médicaments.

“Les hôpitaux universitaires sont en général les plus pathogènes. Il a été établi qu’un malade sur cinq admis dans un hôpital universitaire moyen y contracte une maladie iatrogène, parfois bénigne, nécessitant le plus souvent un traitement particulier, et mortelle une fois sur trente. Il s’agit dans la moitié de ces cas de complications postérieures à une thérapeutique médicamenteuse ; de façon surprenante, un sur dix est l’effet de procédures techniques à but diagnostique. Quelles que soient ses déclarations de bonnes intentions ou de dévouement au service public, de tels agissements feraient relever un officier de son commandement, et fermer par la police n’importe quel restaurant ou lieu de distraction.”

“Aux Etats-Unis, les produits qui agissent sur le système nerveux central connaissent la croissance la plus rapide à l’intérieur du marché pharmaceutique et constituent 31 % des ventes globales. La consommation de substances prescrites produisant accoutumance et dépendance a augmenté de 290 % depuis 1962. Pendant cette période, [..] la consommation illégale d’opiacés a augmenté d’environ 50 % selon les estimations. L’addiction médicalisée vient largement en tête devant l’addiction festive.”

“De plus en plus, le médecin a affaire à deux catégories de toxicomanes : à la première il prescrit des drogues à accoutumance, à la seconde il dispense des soins pour traiter des gens qui se sont intoxiqués eux-mêmes. Plus la communauté est riche, plus les chances sont fortes que ses patients appartiennent simultanément aux deux catégories.”

Des propos qui prennent une dimension prophétique et qui résonnent avec l’état des lieux de notre système de santé contemporain.

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